L’évolution du contentieux des sanctions de l’AMF

Christophe Perchet

Associé fondateur

Nicolas Rontchevsky

Associé fondateur

À l’heure où l’attractivité de la place financière de Paris est débattue, Nicolas Rontchevsky et Christophe Perchet s’interrogent sur l’impact du contentieux répressif de l’AMF.

Interview de Éloïse Haddad Mimoun
Docteure en droit et diplômée de l’Essec, Eloïse est rédactrice en chef du Blog Predictice.

Christophe Perchet est avocat à la Cour d’appel de Paris.

Nicolas Rontchevsky est professeur agrégé des Facultés de droit et avocat à la Cour d’appel de Paris.

Quel rôle joue l’AMF dans la régulation des marchés et le financement des sociétés ?

Christophe Perchet : L’AMF est un régulateur, c’est-à-dire une autorité administrative indépendante, à laquelle est confiée la mission d’édicter et d’appliquer la réglementation financière, en veillant notamment à la fiabilité de l’information diffusée par les sociétés cotées et plus généralement au bon fonctionnement des marchés financiers placés sous son contrôle (et principalement Euronext Paris). En tant régulateur, l’AMF applique aussi les règlements de l’Union européenne, en particulier le règlement Abus de marché du 16 avril 2014 (dit « MAR »).

L’AMF surveille la communication et les opérations financières des sociétés cotées et des investisseurs ainsi que les activités des professionnels des marchés financiers (les prestataires de services d’investissement ou « PSI » notamment). En cas de soupçons d’infractions à la réglementation financière (comme, par exemple, une communication fausse ou trompeuse ou un « abus de marché », c’est-à-dire une opération d’initié ou une manipulation de marché), elle peut diligenter des enquêtes et, le cas échéant, engager des poursuites en vue de prononcer soit des sanctions administratives, lorsque les personnes en cause sont des sociétés cotées, leurs dirigeants ou des investisseurs, soit des sanctions disciplinaires, lorsque les personnes en cause sont des PSI. Ainsi l’AMF, en tant que régulateur, joue un rôle essentiel et structurant dans ce mode de financement majeur des entreprises que sont les marchés boursiers.

Afin d’inciter les entreprises qui n’ont pas encore recours au marché boursier à s’engager dans cette voie et faire en sorte que toutes celles qui sont déjà cotées en bourse le demeurent et ne soient pas tentées d’en sortir, le régulateur doit notamment veiller à ce que la réglementation financière qu’il édicte soit claire, aisément accessible et que son application soit prévisible.

Nicolas Rontchevsky : Au-delà de la cotation en Bourse, l’AMF contrôle et régule toutes les opérations consistant à offrir au public des titres financiers. Elle surveille également, d’une manière générale, tous les marchés financiers, ce qui inclut les « marchés réglementés », comme le marché Euronext à Paris, mais aussi les marchés non réglementés.

Enfin, autre point très important, l’AMF participe à la régulation des marchés financiers tant au niveau européen, au sein de l’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA), qu’au niveau international, en coopérant avec ses homologues étrangers, anglais (FCA) et américain (SEC) notamment.

L’Autorité des marchés financiers bénéficie d’un cumul de pouvoirs car elle est à la fois législateur en matière de marchés financiers, mais également policier dans la mesure où elle a un pouvoir d’enquête et d’investigation pour rechercher des irrégularités et enfin, juge, dans la mesure où elle est investie d’un pouvoir de sanction des infractions à la réglementation financière.

En résumé, le régulateur financier qu’est l’AMF joue un rôle majeur dans le fonctionnement des marchés financiers et l’attractivité de la place financière de Paris, compte tenu de la réglementation qu’elle édicte, de la manière dont elle l’applique et, le cas échéant, des sanctions qu’elle peut prononcer à l’encontre des sociétés cotées en Bourse.

Un exemple de sujet critique lié à la cotation en bourse et des enjeux que celle-ci présente pour les entreprises du secteur stratégique des biotechnologies : il a été récemment question, pour les biotech cotées en bourse, de la date à laquelle elles doivent communiquer au marché des informations sensibles concernant les avancées et développements de candidats médicaments et des autorisations réglementaires à obtenir pour leur mise sur le marché.

L’évolution du contentieux répressif de l’AMF peut-il constituer un frein à l’attractivité de la cotation en Bourse ?

Christophe Perchet : Le contentieux répressif de l’AMF, c’est donc l’ensemble des décisions de poursuite et de sanction que l’AMF est amenée à prendre en sa qualité de « gendarme des marchés financiers », à l’encontre de tout participant dont elle considère qu’il n’a pas respecté les obligations qu’impose la réglementation des marchés. Ces participants sont d’abord les sociétés cotées – dites « émetteurs »-, qui ont un grand nombre d’obligations, notamment en matière de publication d’informations comptables, financières et de toute autre nature sur leurs activités et perspectives, dès lors qu’elles sont sensibles pour les investisseurs et donc pour la formation du cours de bourse (ce sont les fameuses informations privilégiées). Ces participants sont aussi, bien entendu, les investisseurs, quelle que soit leur nature ou leur taille (du particulier au hedge fund, en passant par le gérant collectif ou l’investisseur institutionnel) qui, chaque fois qu’ils connaissent des informations privilégiées, ne peuvent pas les utiliser de façon déloyale, c’est-à-dire avant qu’elles ne soient publiées, en réalisant des opérations sur les titres de la société concernée, commettant ainsi un « manquement d’initié ». Il y a également les prestataires de services d’investissement qui, parce qu’ils exercent une activité réglementée (subordonnée à un agrément de l’AMF) , pourraient avoir méconnu leurs obligations particulières. Enfin, il y a également des acteurs plus inattendus, comme les journalistes par exemple (qui peuvent, en donnant corps à une simple rumeur de marché, la transformer en une information privilégiée et sont alors tenus de respecter les mêmes obligations que celles incombant aux investisseurs). Le contentieux des sanctions a donc pour finalité de veiller à ce que tous les participants respectent bien l’ensemble des règles de bon fonctionnement du marché, dont la violation constitue un « manquement ».

Les décisions de sanctions de l’AMF ne sont pas connues, le plus souvent, du grand public. Il en va de même, évidemment, de la production réglementaire de l’AMF qui n’est connue que des experts et des professionnels. Ainsi, lorsqu’une société en développement et ses dirigeants envisagent une cotation en bourse, ils vont se poser la question de savoir quel est le risque éventuel de poursuite et de sanction en cas de méconnaissance d’une réglementation perçue comme technique et très sophistiquée. Une société non cotée ne connaît pas, par définition, cette réglementation et son apprentissage implique nécessairement un coût qu’il faut intégrer dans la décision de cotation en bourse.

On comprend donc que la transparence et la prévisibilité de la politique répressive de l’AMF devient un enjeu sous l’angle de l’attractivité de la cotation en bourse et de la place financière de Paris. Est-ce que la réglementation édictée par l’AMF et son application sont suffisamment claires et prévisibles pour assurer une sécurité juridique des entreprises (et de leurs dirigeants) lorsqu’elles souhaitent solliciter leur cotation en bourse ? Et au-delà de la prévisibilité et de la sécurité juridique, est-ce que l’AMF est attentive à une forme de de proportionnalité, de mesure, entre la façon dont elle assure la sanction d’éventuels manquements et le rôle perturbateur de ces manquements pour le bon fonctionnement du marché ? Ces questions rejoignent celles que se pose toute société qui envisage la cotation de ses titres sur les marchés financiers : ai-je vraiment intérêt à solliciter la cotation si des manquements même techniques et non intentionnels m’exposent (ainsi que mes dirigeants) à des sanctions très lourdes ?

Nicolas Rontchevsky : Deux observations complémentaires à ce sujet : Le quantum des sanctions en matière de manquement à la réglementation peut atteindre 100 millions d’euros ou le décuple de l’avantage qui pourrait avoir été retiré du manquement (gain réalisé ou perte évitée).. Ces sanctions peuvent être exorbitantes pour une personne morale et a fortiori, pour une personne physique.

Ma deuxième observation est une illustration : je reviens à l’affaire des biotechs qui a été rapportée notamment par vos confrères de l’AGEFI le 14 février dernier. Des sanctions de plusieurs millions d’euros ont été requises par l’Autorité des marchés financiers contre une biotech et son dirigeant pour avoir tardé à révéler au marché une information concernant un refus d’une autorisation de mise sur le marché d’un médicament. Mais il est vrai que les sanctions prononcées au terme de la procédure ont été moins lourdes.

Vous avez souligné l’importance de la prévisibilité et du caractère proportionné des sanctions. Est-ce que vous trouvez qu’il y a eu une évolution du contentieux de l’AMF vers ces qualités ou au contraire plutôt une régression ?

Christophe Perchet : L’AMF réfléchit régulièrement à cette question sensible : chaque année, au début d’octobre, la commission des sanctions de l’AMF organise au Palais Brongniart une journée ouverte aux professionnels afin de traiter des thèmes d’actualité. À cette occasion, elle rappelle aussi quelle est sa politique répressive et indique les grandes lignes de ce qu’elle voudrait développer. Il y a donc manifestement une bonne compréhension par le régulateur des enjeux liés à la lisibilité de sa politique en ce domaine.

Quant à la rigueur de l’AMF, elle est revendiquée par le régulateur qui la considère comme nécessaire et même souhaitable, surtout en matière d’abus de marché.

Nicolas Rontchevsky : En ce qui concerne l’évolution du contentieux des sanctions, l’AMF a prononcé un total de sanctions de 32 millions en 2020, et de 60 millions d’euros en 2021. On voit que les montants sont en nette augmentation, même si l’écart d’une année sur l’autre s’explique par deux dossiers à fort enjeux. Ainsi, en 2020, l’AMF a prononcé des sanctions de 20 millions d’euros à l’encontre d’un fonds d’investissement américain. En 2021, elle a prononcé une sanction de plus de 30 millions à l’encontre d’un gestionnaire d’actifs français. Outre les manquements d’initiés ou de manipulation de cours, la sanction de la mauvaise information du public est une préoccupation majeure et constante de l’Autorité des marchés financiers.

Le prononcé de sanctions très lourdes ne favorise pas l’attractivité des marchés financiers. Cette approche rigoureuse est perçue comme un inconvénient non négligeable par des ETI, des PME, des starts up.

Christophe Perchet : Le chef d’entreprise est bien placé pour savoir qu’on ne saurait tout contrôler dans une organisation, aussi solide soit-elle. Cela pourrait être l’une des explications de la relative atonie que l’on constate sur le développement du marché boursier en France.

J’ajouterai encore deux observations quant aux personnes et aux opérations sanctionnées. Les sanctions peuvent frapper non seulement les personnes morales, autrement dit les sociétés émettrices, mais également les personnes physiques, c’est-à-dire les dirigeants de sociétés. Et , au-delà de la mauvaise information du public, les sanctions peuvent s’appliquer à des opérations de cession de titres que l’AMF jugerait frauduleuses parce qu’il y aurait eu un manquement d’initié. Ces restrictions et ces contraintes en matière de cession des titres, même si elles sont nécessaires, sont également un repoussoir pour certains dirigeants.

Pour les PME et les PMI qui ont franchi le pas et qui sont cotées en bourse, est-ce que le contentieux des sanctions prend soin de prendre en compte leurs spécificités ?

Christophe Perchet : Il n’existe pas, dans la réglementation de seuils qui impliqueraient un traitement différent entre les émetteurs selon leur taille. C’est le principe d’égalité devant la loi, en vertu duquel tous les émetteurs doivent être traités de la même façon. S’il y a une différence dans l’ampleur des condamnations, ce sera essentiellement parce que le manquement de la PME heurte moins le fonctionnement du marché.

Nicolas Rontchevsky : S’il n’y a aucune distinction expresse dans les textes selon la nature de l’émetteur, il y a quand même des éléments d’appréciation inscrits dans la loi qui permettent d’en moduler l’application et la rigueur. Le premier, c’est l’opportunité des poursuites. Le collège de l’Autorité des marchés financiers, qui est l’autorité de poursuite, dispose d’un pouvoir d’appréciation qui lui permet soit de ne pas engager des poursuites, soit de proposer une composition administrative, qui est une forme de transaction, sans reconnaissance de culpabilité de la personne, ce qui évite certains désagréments.

Il y a également l’individualisation et la proportionnalité de la sanction. La fixation de la sanction doit tenir compte de la gravité des agissements mais également des capacités financières des personnes poursuivies et du point de savoir s’il y a récidive ou non. Néanmoins, la commission des sanctions peut parfois prononcer des sanctions très lourdes. Il y a eu récemment des débats concernant les sanctions infligées à des personnes physiques étrangères, notamment la dirigeante d’une société qui aurait commis des opérations d’initiés à l’occasion de la gestion d’une société cotée française du conseil d’administration de laquelle elle faisait partie.

Quel constat tirer de l’activité répressive de l’AMF lorsqu’on la compare à celle des autres régulateurs européens ?

Christophe Perchet : L’AMF est le régulateur qui prononce en volume et même en nombre le plus de sanctions eu Europe. Indépendamment de la taille du marché d’ailleurs : plus que son homologue anglais, plus que son homologue allemand ou italien. Et je ne parle même pas, évidemment, des régulateurs des petits marchés boursiers. Cet écart est connu, il est revendiqué et on peut même dire que les représentants de l’AMF s’en félicitent.

Cela s’explique par une culture administrative propre à l’AMF, qui a comme modèle l’Autorité de la concurrence. On peut penser que ses homologues n’ont pas cette même culture administrative propre à la France. D’autres pays abandonnent plus au juge la régulation de ce type de questions.

Cela nous amène à une question importante : est-ce que tous ces comportements perturbateurs entrent nécessairement dans le champ de l’AMF, de sorte que le juge répressif ne les connaîtrait plus ? Quand des mêmes personnes sont susceptibles de relever de l’AMF ou du juge pénal, il faut choisir, départager parce qu’on ne peut heureusement plus cumuler les sanctions, comme ce fut longtemps le cas.

Est-ce que cela veut dire que nous préférons en France que ces contentieux soient exclusivement gérés par l’AMF ? Il ne faut pas cacher qu’il y a toujours eu cette tentation de l’AMF de revendiquer, sinon l’exclusivité du rôle, au moins un rôle premier dans la répression des abus de marché car elle estime que, en tant que régulateur, elle est un rôle naturel à jouer, notamment en raison de la technicité de la matière et de la complexité des opérations en cause.

À titre personnel, pensez- vous que la rigueur de l’AMF est une bonne chose ou bien que cela porte préjudice à l’attractivité du marché ?

Christophe Perchet : Le contentieux des sanctions est un élément parmi d’autres qui déterminent le choix d’aller ou pas sur le marché. Ce qui est certain, c’est que l’accent mis délibérément et de façon assumée par l’AMF sur sa politique répressive est malheureusement ce qu’on voit le plus. Il faudrait peut-être que le régulateur, dans sa communication, rééquilibre cette présentation des enjeux pour les sociétés cotées en soulignant le caractère somme toute assez exceptionnel d’un manquement boursier.

En effet, le marché demeure un mode irremplaçable de rencontre de l’offre et de la demande de capitaux. Il y a un reflux des capitaux des marchés boursiers en faveur d’autres modes de financement, notamment par les fonds. Or, il faut savoir ce que l’on veut : la transparence et la désintermédiation dans les circuits de financement des entreprises qu’offre le marché boursier ; ou bien revenir à une forme d’intermédiation et d’opacité ? Il serait dommage de faire du marché boursier un repoussoir.

Nicolas Rontchevsky : Ce débat n’est pas propre à la France. Le niveau des sanctions est également très élevé aux Etats-Unis où se développe aussi un mouvement de retrait des marchés. On en a vu une très belle illustration à l’été 2018, lorsque Elon Musk avait annoncé, de manière hâtive et imprudente, vouloir retirer Tesla de la bourse.

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