Les groupes français établis en Russie sont confrontés, depuis le début de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, à la question de savoir dans quelle mesure ils doivent suspendre ou mettre un terme à leurs activités en Russie. Cette question est distincte de celle, néanmoins voisine à certains égards, de savoir s’ils ne s’exposent pas à l’un des dispositifs de sanctions instaurés par les autorités américaines, européennes ou celles d’un certain nombre de pays occidentaux à raison des relations d’affaires qu’ils entretiennent avec les personnes physiques ou morales visées par ces sanctions. En effet, alors que les sanctions visent des activités ou des personnes précisément désignées, la question du maintien d’une activité, à un titre ou un autre, en Russie dépasse cette logique de sanctions internationales, pour embrasser une logique plus vaste, relevant notamment de l’éthique ou plus juridiquement, d’une forme de compliance. C’est dire que cette question est par nature difficile à résoudre car elle met en balance des considérations antagonistes qu’il n’est pas simple de concilier.
Sous l’angle des règles de bonne gouvernance, il n’y a pas de doute qu’eu égard aux enjeux qu’elle porte, cette question requiert une implication de l’ensemble des organes de direction et d’administration, et notamment de leur organe collégial, qu’il s’agisse d’un conseil d’administration ou d’un directoire. Pour ces derniers organes, les nouvelles dispositions des articles L. 225-35 et L. 225-64 du Code de commerce (issues de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 pour la croissance et la transformation des entreprises – loi PACTE) les obligent à prendre en considération l’intérêt social élargi (à savoir les conséquences sociales et environnementales de leurs décisions) et même, le cas échéant, la raison d’être que la société a déclarée ou inscrite dans ses statuts.
En l’état actuel d’une situation par nature complexe et très évolutive, un certain nombre de recommandations de bonne gouvernance, dont un grand nombre rejoint du reste les bonnes pratiques habituellement préconisées pour les décisions à caractère stratégique ou la gestion de crise que les conseils d’administration ou les directoires peuvent être conduits à appréhender. A titre liminaire, seront rappelés les principes juridiques (I) régissant la responsabilité civile des administrateurs, que les bonnes pratiques de gouvernance ont bien sûr pour objet de respecter (II).
I) Rappel du cadre légal et jurisprudentiel de la responsabilité civile des administrateurs de SA
Il convient de rappeler brièvement que la responsabilité des administrateurs est encadrée par des dispositions légales du Code de commerce. Plus précisément, ce sont les articles L. 225-35 et L. 225-251 du Code de commerce qui prescrivent aux administrateurs de prendre leurs décisions collégiales en considération de l’intérêt social élargi (et sous l’angle d’une éventuelle raison d’être de la société) et prévoient la mise en jeu de leur responsabilité individuelle en cas de violation de la loi ou des statuts ou de faute de gestion. A cet égard, deux décisions majeures doivent également être rappelées qui complètent le cadre légal et constituent en conséquence un guide pour son application.
Dans un arrêt très remarqué, en date du 30 mars 2010 [1] (affaire du Crédit Martiniquais), la chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé que « commet une faute individuelle chacun des membres du conseil d’administration ou du directoire d’une société anonyme qui, par son action ou son abstention, participe à la prise d’une décision fautive de cet organe, sauf à démontrer qu’il s’est comporté en administrateur prudent et diligent, notamment en s’opposant à cette décision». Comme cela a été souligné[2], cette décision instaure une présomption de responsabilité individuelle à la charge de chaque administrateur participant, même par son abstention, à une décision fautive du conseil d’administration. Quelques semaines plus tard, dans un autre arrêt, moins connu mais tout aussi pertinent, rendu en date du 12 mai 2010 [3] (affaire Rhodia), la Cour d’appel de Versailles a affirmé que les administrateurs sont tenus d’une obligation de compétence et de bonne gestion, qualifiée d’obligation de moyens, tout en ajoutant que si le juge doit apprécier in concreto une décision de gestion, à la date à laquelle elle est prise, afin de déterminer si elle est fautive ou non, les décisions d’opportunité échappent en revanche à son contrôle. Ces deux décisions déterminent ainsi les devoirs des organes de direction et leurs limites.
II) Recommandations de bonne gouvernance pour les décisions à prendre au sujet des activités en Russie
D’un point de vue pratique, il est admis que les administrateurs remplissent leur mission lorsqu’ils font preuve de réactivité et d’anticipation dans la conduite des affaires sociales et la prise de décision sur les situations qu’il leur incombe de traiter : au regard de l’obligation de moyens qui est la leur, ils doivent veiller à maîtriser autant que possible les conséquences de toute situation critique à laquelle la société peut être confrontée et, à cet effet, se saisir, sans délai, en liaison étroite avec les mandataires sociaux exécutifs, de la situation en cause, prendre en considération l’ensemble des éléments pertinents et toutes les options envisageables sous l’angle de l’intérêt social élargi, et suivre l’évolution de la situation afin de s’assurer que les options privilégiées restent pertinentes.
S’agissant de la guerre en Ukraine, ces bonnes pratiques ont ainsi conduit les organes de direction des groupes français ayant une activité en Russie à rechercher, tout au long des semaines qui ont suivi le début du conflit, à appréhender au mieux la situation et les conséquences qui pouvaient en résulter pour eux, ainsi qu’à définir les différentes options envisageables : retrait du pays (fermeture ou cession de l’activité à un repreneur non visé par les sanctions) ; suspension ou fermeture temporaire des activités, usines et magasins (avec paiement des salaires et des loyers, exécution de tous les contrats) ; poursuite de l’activité avec filialisation et « russification » des établissements.
A cet égard, la prise en considération de l’intérêt social élargi de la société, et a fortiori de la raison d’être dont la société se serait dotée, contribue à délimiter clairement le champ dans lequel doivent s’inscrire les analyses des organes de direction, car il est clair qu’une société ne saurait être comptable d’enjeux dépassant sa sphère d’activité. Cela étant, ces organes doivent se garder d’arrêter toute décision prématurée qui pourrait par la suite s’avérer dommageable sur plusieurs plans : pour certaines parties prenantes (et notamment les salariés sur place), pour la société elle-même, que ce soit en termes de réputation, d’image, voire en termes de cohérence ou d’adéquation avec sa raison d’être ou bien entendu de conséquences financières susceptibles de compromettre ses équilibres. Où il apparaît que l’intérêt social élargi comme la raison d’être, par l’énonciation des valeurs essentielles de la société, guident et éclairent utilement la tâche des organes de direction dans leur mission.
A ce jour, la plupart des groupes français présents en Russie, quand ils n’ont pas simplement déclaré qu’ils examinaient la situation, ont préféré suspendre en l’état leurs activités en Russie (tout en continuant dans ce cas à verser les salaires, loyers et autres charges fixes liées à leurs activités sur place) ; il convient même de relever que ceux des groupes qui, au terme de leur analyse, entendent en l’état privilégier une sortie de Russie ou une cession de leurs activités dans ce pays, déclarent rechercher un repreneur acceptable [4], tant il est vrai que les modalités de cette sortie constituent en elles-mêmes une question très sensible au regard de l’intérêt social élargi.
Il apparaît important que les organes de direction, confrontés à des situations complexes de ce type, caractérisant parfois même un dilemme, acceptent la part d’imperfection inhérente à toute solution en pareil cas, l’essentiel consistant à atteindre la meilleure compréhension de la complexité des questions posées afin de bâtir une réponse la plus appropriée et la plus motivée possible, en se plaçant dans le champ propre à la société, et plus précisément celui de sa responsabilité sociale et environnementale, éclairée le cas échéant par la raison d’être, et non dans la perspective plus large de l’intérêt public qui relève du seul pouvoir régalien.
Cette démarche est d’autant plus indispensable lorsque, comme c’est le cas s’agissant de la guerre en Ukraine, la situation est très évolutive et peut même changer brutalement et radicalement de nature, en passant d’un conflit conventionnel à une qualification très grave en droit pénal et en droit international public (crimes de guerre, crimes contre l’humanité), susceptible d’imposer une remise en cause des options jusqu’alors privilégiées.
A cet égard, le débat sur l’imputabilité des exactions et atrocités commises par l’armée russe et leur qualification juridique (crimes de guerre ou crimes contre l’humanité) pourrait ne pas être sans impact pour les sociétés françaises présentes en Russie. Il convient de rappeler que la chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé, dans un arrêt très remarqué du 7 septembre 2021 [5] qu’une société de droit français peut être mise en examen pour complicité de crime contre l’humanité (à la suite de la constitution de parties civiles d’associations), même si elle n’avait aucune intention de s’associer à ces crimes, dès lors que, pour être complice, il suffit d’avoir eu connaissance de la volonté criminelle de l’auteur d’une infraction et d’avoir facilité sa commission en fournissant une aide ou une assistance, qu’il n’est nullement nécessaire d’appartenir à l’organisation criminelle ou d’adhérer à la conception ou à l’exécution du plan criminel et qu’il importe peu que la société ait agi en vue de la poursuite d’une activité commerciale.
Au regard des enjeux posés, il est hautement souhaitable que puisse s’établir un consensus au sein des organes d’administration et de direction de la société sur la meilleure solution dans le contexte, en gardant à l’esprit que la jurisprudence de la chambre commerciale de la Cour de cassation, déjà exposée [6], lie l’exonération de la responsabilité individuelle d’un administrateur à la formulation d’une opposition claire et motivée, le désolidarisant de la décision collégiale contestée. Il est bien entendu que, sur des questions aussi sensibles que celles du sort des activités qu’une société peut avoir en Russie en raison de la guerre en Ukraine, l’expression d’opinions dissidentes doit être évitée dans toute la mesure du possible.
La recherche d’un consensus peut ainsi justifier une certaine temporisation, en dépit de la pression médiatique considérable qui peut s’exercer d’une manière générale dans cette situation et plus singulièrement sur certaines sociétés en raison de la nature de leurs activités, et ce d’autant plus qu’il est à craindre que la pertinence des solutions retenues dépende étroitement de la façon selon laquelle le conflit actuel pourrait évoluer : accord de cessez-le-feu avec l’ouverture d’une conférence internationale en vue d’une paix négociée et de la levée des sanctions ; cantonnement du conflit pour une durée indéterminée à des zones très circonscrites avec maintien durable de sanctions internationales ; déclenchement de poursuites du chef de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité.
Au regard de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a tout lieu de penser que la question du sort des activités en Russie des groupes français, ne pourra pas toujours faire l’objet d’un règlement unique dans un bref délai mais constituera un sujet au long cours, que les organes de direction et d’administration devront revoir à échéances régulières, afin d’ajuster les réponses et solutions retenues aux évolutions de la situation, à l’image somme toute d’autres situations de crise récentes, comme le traitement de la pandémie liée au virus du Covid a pu en fournir une illustration.
[1] Cass. com., 30 mars 2010, n° 087841 P, D. 2010, p. 1678, note B. Dondero ; Rev. sociétés 2010, p. 304, note P. Le Cannu.
[2] V. Ph. Merle, Droit commercial, Sociétés commerciales, avec la collaboration de Anne Fauchon, Précis Dalloz, 25ème éd., 2021-2022, n° 459, précisant que l’administrateur ou le membre du directoire qui veut s’exonérer de sa responsabilité doit renverser la présomption de faute en démontrant qu’il n’a pas pu assister à la réunion au cours de laquelle la décision fautive a été prise ou, s’il était présent, qu’il s’est comporté en mandataire social prudent et diligent, en s’opposant à la décision critiquée et en faisant inscrire son opposition dans le procès-verbal de la réunion. Les mêmes auteurs rappellent que les associés d’une société ne sont pas des tiers, de sorte qu’ils n’ont pas à prouver une faute détachable des dirigeants lorsqu’ils agissent en responsabilité civile à leur encontre.
[3] BJS 2010, p. 711, note Ph. Merle.
[4] Le 11 avril 2022, la Société Générale a annoncé qu’elle se retirait de Russie (V. L’Agefi, édition du 11 avril 2022, 14 h, La Société Générale se retire et bondit en bourse) : la Société Générale a annoncé qu’elle a cessé ses activités de banque et d’assurance en Russie et a conclu un accord en vue de céder la totalité de sa participation dans sa filiale russe et les filiales d’assurance de cette dernière à un fonds d’investissement russe.
[5] Cass. crim, 7 septembre 2021, n° 19-87367 FS-P ; V. aussi les deux autres arrêts du même jour : Cass. crim., 7 septembre 2021, n° 19-87.031 et n° 19-87036; aj. E. Daoud et G. Sebbah, La Cour de cassation ouvre la voie à une mise en examen de Lafarge pour complicité de crime contre l’humanité, D. Actualité, 13 septembre 2021.
[6] Cf. supra, n° 5.
Recueil Dalloz, 28 avril 2022 n°16, p. 785 à 832